Filtres : quelles conséquences sur la santé mentale des jeunes utilisateurs ?
Habitués à retoucher virtuellement leur apparence, certains adolescents peinent à supporter leur image dans la vraie vie et complexent sur ces détails physiques que les filtres corrigent. Décryptage d’un mal être.
Le grain de peau est lissé, les pores comme l’acné sont effacés, et les dents, blanchies. Son doigt est une baguette magique, qui, en trois mouvements sur l’écran tactile, a modifié son apparence. En quelques secondes, l’utilisateur du smartphone a pu et su rectifier son portrait, alors qu’il y a quelques années, seuls les professionnels, armés de logiciels d’éditions d’images, savaient retoucher.
S’auto-modifier est devenu un jeu d’enfants
Intuitives, les applications ont simplifié le procédé, l’ont « dé-professionnalisé ». Facetune, la plus célèbre d’entre elles, a séduit 180 millions d’amateurs. La société d’analyse de trafic Sensor Tower indiquait même, en 2018, que Facetune était la deuxième application payante au monde à être restée le plus longtemps à la tête du top de téléchargement de l’AppStore. Chacun peut donc s’auto-modifier avec facilité avant de se présenter - et tant pis s’il s’agit d’un « faux soi » - à ses abonnés.
Certains préfèrent l’éphémère, publient davantage en story. Et là, plus besoin d’utiliser une seconde application : Instagram et son catalogue infini de filtres se chargent des retouches. Une fois le visage face caméra identifié, les filtres en réalité augmentée affinent le nez de l’utilisateur, creusent ses joues ou gonflent ses lèvres, changent sa couleur des yeux, et donnent bonne mine. Certains filtres, comme les populaires Cherry on the cake, Butterfly look ou Lil Icey Eyes parsèment artificiellement les pommettes des « Instagrammeurs » de taches de rousseurs.
L’injonction au bonheur, travers d’Instagram depuis ses débuts, avec cette obligation sous-jacente de publier ses vacances dans des paysages paradisiaques et partager aussi souvent que possible des selfies tout sourire – est aujourd’hui supplanté par l’injonction à la beauté.
Les jeunes utilisateurs sont nombreux à se sentir fragilisés par ces outils addictifs et leurs règles tacites. Instagram et Snapchat, père et mère du filtre, sont d’ailleurs les réseaux sociaux qui exercent le pire impact sur la santé mentale et le bien-être des adolescents, selon une étude menée par l’association caritative dédiée à la santé publique Royal Socialty for Public Health (RSPH) auprès de 1479 jeunes âgés de 14 à 24 ans, faisant part de leur anxiété, de leur solitude, voire, de leur dépression.
Un avatar qui fait complexer
Le photographe britannique Rankin a tenté de prouver l’impact d’Instagram, de Snapchat, et surtout de leurs filtres, sur la santé mentale des adolescents. Pour cette expérience, l’artiste a réalisé une série de portraits de quinze jeunes, âgés de 10 à 18 ans, à qui il a ensuite demandé d’éditer leur portrait, pour arriver au résultat qu’ils auraient posté sur leurs réseaux sociaux. Aucun des adolescents photographiés n’a gardé le cliché d’origine signé Rankin. Certains ont agrandi leurs yeux, d’autres rétréci leur nez, et tous ont lissé leur peau. L’avant et après, mis côte à côte, illustrent le « mal du selfie » chez ses jeunes, selon le titre du projet du photographe, qui dénonce ainsi les « effets néfastes des médias sociaux sur l’image de soi ».
Si, lorsque l’on se place devant notre écran, Instagram nous renvoie une version corrigée de nous-même, cela signifie-t-il que notre visage n’était pas suffisamment « beau », « conforme » à ses codes de beauté, ou dans la (sa) norme ? Si l’application nous corrige, c’est qu’il y a des choses à corriger, ici et là, peut-on se mettre à penser, et à s’angoisser.
Imaginez un miroir qui vous renverrait votre reflet « amélioré »… De quoi lourdement complexer. En d’autres termes : les filtres nous mettent face à nos défauts, ils les soulignent. En voulant les faire disparaître, ils les rendent visibles, flagrants, voire démesurés aux yeux de l’utilisateur.
La volonté de ressembler à son « moi » filtré
Un trouble psychologique de dysmorphophobie, c’est-à-dire, une focalisation jusqu’à l’obsession sur une partie du corps ou un défaut physique imaginaire ou surestimé par le sujet, peut alors se déclencher par une consommation intensive de ces filtres, ont averti un groupe de chercheuses de l’université de Boston dès 2018.
Leur étude, publiée dans la revue médicale JAMA Facial Plastic Surgery, a révélé que les adolescents étaient de plus en plus nombreux à présenter à un chirurgien esthétique un cliché d’eux, filtré, afin de lui montrer ce à quoi ils souhaiteraient ressembler.
Des chirurgiens plasticiens américains ont confirmé cette « dysmorphie Snapchat », voyant taper à la porte de leur cabinet de plus en plus de patients désireux d’améliorer leur physique, selon les normes de beautés imposées par les filtres. L’Annual American Academy of Facial Plastic and Reconstructive Surgery (AAFPRS) a sondé la profession en 2017 : 55 % des chirurgiens déclaraient alors avoir reçu des patients avec cette volonté - ils étaient 42 % en 2015. La part de demandes de ce type a donc augmenté de 30 % en seulement deux ans.
L’exemple le plus extrême est peut-être celui de Levi Jed Murphy, qui, en décembre 2019, a dépensé plus de 20.000 euros en chirurgie esthétique pour ressembler à un filtre Instagram. Opéré du nez, des sourcils et des lèvres, il a aussi subi une cathoplastie pour étirer ses yeux comme s’ils étaient naturellement en amande.
En réponse à ce malaise, Facebook - qui détient Instagram - s’est engagé en octobre 2019, via un communiqué de la compagnie Spark AR, créatrice de l’option « filtre », à supprimer les filtres Instagram « effets chirurgie esthétique ». Pas encore de mise à jour depuis l’annonce, s’excuse sur Facebook Spark AR. Mais ces effets, qui transforment de façon radicale, sont-ils les plus importants à bannir ? Les filtres qui modifient les imperfections par touches, insidieusement, pour un rendu dont on ne peut plus se passer, ne sont-ils pas plus dangereux ?
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