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Cécile Dolbeau-Bandin

Docteure en Sciences de l’information et de la communication et enseignante-chercheure (CERReV) à l’Université de Caen et membre de l’IERHR.

Risques numériques
Article

Parlons (enfin) de cyberharcèlement ! (2/2)

L’usage des smartphones, tablettes et ordinateurs par les adolescents a fait émerger de nouvelles pratiques sociales et communicationnelles, à l’origine d’une mutation des procédés de harcèlement, aux effets potentiellement ravageurs. Episode 2/2.

Suite du premier épisode proposant une définition et une description des phénomènes de cyberharcèlement

Les armes du cyberharceleur

Les auteurs de cyberharcèlement peuvent recourir à un large éventail de méthodes : envoi de menaces, mensonges ou rumeurs via les médias sociaux ; jeux en ligne, messageries instantanées, chats et téléphone (appels ou SMS)… ce lynchage et cette traque (stalking) virtuels consistent à harceler une victime plusieurs fois par jour sur son smartphone, avec pour but de nuire à son sentiment de sécurité. Certains vont jusqu’à diffuser des photographies ou vidéos prises à l’insu de la victime dans des lieux relevant du privé (sanitaires, vestiaires…) ; quand d’autres pratiquent la sextorsion, qui consiste à montrer des parties intimes de son corps.

Le revenge porn, lui, intervient lorsqu’un(e) partenaire éconduit(e) divulgue sur le web des photographies ou vidéos de son « ex » classées X. Le happy slapping ou vidéo-agression consiste à filmer puis diffuser l’agression physique d’un individu à l’aide d’un mobile. Enfin, la psychologue britannique M. Elliott évoque des cas de création de site web destiné à publier des informations privées ou médisantes sur un ou plusieurs individus, ou bien encore de concours en ligne dévolus à l’évaluation de personnes classées sur des critères physiques.

Ces méthodes ont pour point commun de se servir de l’évolution des technologies pour poursuivre un objectif de nuisance, tel que discréditer une personne, l’humilier, la blesser, se moquer, nuire à sa réputation, la faire exclure de l’espace numérique…voire l’anéantir psychologiquement.

La nécessité d’une approche globale

Ainsi que le souligne M. Elliott, la prévention du cyberharcèlement doit impliquer l’ensemble des personnes et acteurs concernés, comprenant les parents, les victimes, le personnel scolaire, les harceleurs, mais aussi les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ou de téléphonie mobile1 :

  • Pour les parents, il convient d’observer et d’encadrer les pratiques numériques de leurs enfants en fixant des règles simples, et d’être ouverts au dialogue afin de les amener à se confier si quelqu’un dit ou fait quelque chose en ligne qui les perturbe. Surtout, les parents doivent en mesure d’alerter rapidement la police2 si certains messages comportent des menaces physiques voire des incitations au suicide.
  • Pour les victimes, M. Elliott conseille de « ne pas répondre, ne pas rétorquer et ne pas effacer et essayer de ne pas se laisser atteindre. D’ignorer !3 ». Il est également important de ne pas s’isoler et de ne pas hésiter à se confier à quelqu’un de confiance.
  • Les professionnels de l’éducation (enseignants, chefs d’établissements, psychologues scolaires…) doivent faire front et mettre en place des activités de sensibilisation permettant de faire de la pédagogie auprès des enseignants, des parents et des élèves. Les établissements scolaires se doivent de disposer d’une politique leur permettant de réagir rapidement, et de fermer tout site relevant de leur responsabilité. Bref, il faut établir une politique positive globale de prévention et de prise en charge du cyberharcèlement adaptée au public concerné et au contexte de l’établissement scolaire.
  • Pour les harceleurs, il est nécessaire d’être inflexible, de n’accepter aucune fausse excuse (« c’était juste pour s’amuser !4 »), de sanctionner dès que le cas se présente et, surtout, de les amener in fine à changer de comportement et à réparer les dommages qu’ils ont pu causer.

Si les nouvelles technologies sont une arme utilisée par les harceleurs pour mettre à mal leur victime, ces dernières peuvent tout aussi bien servir d’outil de prévention, d’écoute de soutien des jeunes en situation de cyberharcèlement (e-Enfance5, APHEE6, Génération Numérique7). En outre, les médias sociaux représentent pour les associations des moyens de communication efficaces pour faire connaître leurs projets (auprès des parents, des adolescents et des établissements scolaires), récolter des fonds, animer une communauté ou moderniser leur gestion interne.

Il est aujourd’hui nécessaire de prendre toute la mesure des opportunités et des risques que représentent les nouvelles technologies. Cela passe par l’éducation aux écrans des jeunes générations, et l’accompagnement vers un usage raisonné des nouvelles technologies et des outils de communication. Pour faire face aux situations de cyberharcèlement, il s’agit en premier lieu de rompre la spirale du silence dans laquelle nombre de victimes s’enferment, et de ne pas hésiter à aborder la question du cyberharcèlement en tant qu’enseignant, parent, ami…

À la fin d’un cours sur la réputation et le cyberharcèlement, une étudiante, accompagnée de son amie, est venue se confier en me disant : « vous êtes la première à aborder le cyberharcèlement en cours. J’ai été harcelée tout ma scolarité. Mes parents ne le savent pas. C’est la première fois que j’en parle et je vous en remercie. ». Ce témoignage poignant montre à quel point il relève de notre responsabilité à tous de tendre la main à toutes celles et ceux potentiellement victimes de tels harcèlements, et d’empêcher l’enlisement de ces situations, qui peuvent parfois mener à des réactions extrêmes que personne n’avait semblé avoir pressenties.


1 https://www.cnil.fr/fr/reagir-en-cas-de-harcelement-en-ligne

2 https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F32239

3 Ibid. , p. 133

4 Ibid. , p. 124

5 http://www.e-enfance.org/

6 http://harcelement-entre-eleves.com/

7 http://asso-generationnumerique.fr/

12.10.2017
Risques numériques
Article

Des enceintes intelligentes trop serviables ?

Google Home, Echo d’Amazon et consorts ont commencé à envahir nos foyers. Mais derrière la promesse de faciliter notre vie quotidienne, que nous réservent vraiment ces nouvelles enceintes dites intelligentes ?

Les assistants personnels intelligents 1 de maison sont des bornes à commande vocale connectées à Internet. Ces enceintes dites intelligentes ou smart speakers comportent un microphone associé à un assistant vocal pour répondre à vos questions orales (“Quel temps fait-il aujourd’hui à Caen ?”) ou satisfaire certaines de vos requêtes (“Réserve-moi un taxi”.). Si un nombre croissant d’entre nous adopte ces nouveaux objets technologiques, deux tiers des Français ne les connaissent pas 2.

Google Home 3, Echo, HomePod et Djingo à votre écoute !

Si Hergé écrivait en 2018 ses albums, serait-il amené à remplacer Nestor, le majordome du capitaine Haddock, par ces enceintes souvent comparées à « des majordomes virtuels » ? Dès 2017, Alphabet 4 lance en France une enceinte de forme cylindrique, mesurant 20 cm de haut, baptisée Google Home.

C’est une enceinte connectée, équipée de deux micros, qui analyse des requêtes grâce à une intelligence artificielle (Google Assistant) et y apporte une réponse adéquate à l’aide d’une voix synthétique féminine. Interpellé par le désormais célèbre « OK Google », l’assistant s’active et peut nous informer de l’actualité, contrôler notre télévision, ou tenir à jour notre liste de courses…

En 2018, Amazon 5 6 commercialisera en France Echo, une enceinte dotée de sept micros intégrés et de l’intelligence artificielle Alexa. Ensuite, ce sera le tour d’HomePod d’Apple qui utilise un assistant optimisé pour les questions sur la musique et 13 thématiques plus générales (actualité, podcasts, pense-bête, envoi de messages), mais nécessite de disposer, a minima, d’un iPhone 5s avec iOS 11. Cette année verra aussi arriver sur le marché français Djingo, le smart speaker d’Orange, qui permettra notamment de naviguer sur la télévision de l’opérateur français, de piloter sa maison connectée, ou bien encore de passer un appel téléphonique.

Mais pour bénéficier des fonctions domotiques offertes par ces enceintes intelligentes (ouverture/fermeture des stores, contrôle de la lumière, gestion du chauffage…), encore faut-il que notre maison soit connectée et pourvue de systèmes électroniques compatibles reliés à des ordinateurs ou appareils nomades 7.

Vers l’avènement d’une société dite conversationnelle ?

Dans un article récent, le journaliste indépendant Nicolas Santolaria remarque que « là où les technologies vocales ont longtemps rimé avec dysfonction, les progrès accomplis en termes de reconnaissance et traitement automatisé du langage, rendent désormais possible le fait de décrypter avec une précision suffisante la requête d’un utilisateur, nous faisant entrer dans ce que l’on pourrait appeler la ‘société de conversation’ » 8.

Effectivement, la voix est un medium plus naturel que le clavier pour rechercher une information, et surtout plus adaptée à certaines situations particulières (au volant, en cuisinant, en marchant, en se lavant, en se rasant, en se maquillant…). Ce journaliste poursuit en montrant que ces assistants appartiennent à « une nouvelle génération d’outils que les constructeurs nomment les ‘do engines’ (moteurs d’action) en référence à la catégorie plus ancienne des ‘search engines’, ces moteurs de recherche dont Google reste la représentation emblématique » 9.

Toutefois, l’avènement de cette « société de conversation » ne semble pas encore tout à fait à l’ordre du jour. Si l’« intelligence » de ces enceintes leur permet de reconnaître et d’interpréter des requêtes simples, c’est-à-dire prédéfinies ou « scriptées » par des Hommes, dès que la requête est plus complexe, voire mal formulée, l’appareil botte en touche.

Des enceintes vraiment infaillibles ?

Selon Alphabet, l’enceinte ne sort de son état de veille que lorsqu’elle est interpellée par son propriétaire, et peut toujours être éteinte ou paramétrée pour supprimer toutes les conversations enregistrées.

Toujours est-il que ces enceintes connaîtront constamment les habitudes (goûts, emploi du temps…) de leurs propriétaires, mais aussi de leur entourage 10. Ainsi, les enjeux commerciaux pour la récolte, le stockage et le partage de nos données personnelles sont considérables, avec un risque non négligeable pour la sauvegarde de notre vie privée 11.

D’autant plus que comme le note le psychiatre Serge Tisseron : « le but recherché est que nous nous sentions en confiance avec [ces assistants], et cela passe par le fait de les doter d’une voix qui suscite notre empathie, voire même, pour les plus sophistiqués d’entre eux, de la capacité de nous répondre avec une voix dont les intonations soient adaptées aux situations. C’est ce que les roboticiens appellent d’un oxymore étrange : l’empathie artificielle. »12 Aurons-nous encore conscience que ce ne sont que des « machines à simuler » ? Il est encore et toujours question de la relation homme-machine.

Aux États-Unis, des piratages de ces enceintes sont régulièrement mentionnés dans les médias. Lors du premier épisode de la 21ème saison de la série satirique South Park, les personnages s’amusent à faire dire des grossièretés13 à Google Home et Echo. En disant « OK Google » ou « Alexa », ils activent ces dispositifs directement chez les téléspectateurs possédant ces enceintes. En avril 2017, Burger King active à son tour les Google Home des téléspectateurs américains au moyen d’un message publicitaire télévisé pour la promotion de son Whooper.

Mais ces mêmes données personnelles ne risquent-elles pas d’être récupérées à des fins malveillantes, afin de pirater des fonctionnalités comme activer l’ouverture d’une porte, de désactiver une alarme, ou autre… ?

La CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) s’interroge et propose quatre conseils pour bien cohabiter avec ces enceintes : « Encadrer les interactions de ses enfants avec ce type d’appareils (rester dans la pièce, éteindre le dispositif lorsqu’on n’est pas avec eux) ; Couper le micro/éteindre l’appareil lorsque l’on ne s’en sert pas où lorsqu’on ne souhaite pas être écouté ; Avertir des tiers/invités de l’enregistrement potentiel des conversations (ou couper le micro lorsqu’il y a des invités) ; Vérifier qu’il est bien réglé par défaut pour filtrer les informations à destination des enfants. » 14. L’organisation rappelle aussi qu’il faut régulièrement effacer le tableau de bord et l’historique d’utilisation.

Mais se pose la question : êtes-vous vraiment prêts à vivre au quotidien avec ces nouveaux objets technologiques conversationnels, connectés et dits intelligents ? Are you really OK ?


1 Des assistants virtuels nous assistent déjà au quotidien comme Siri (Apple) ou Cortana (Microsoft) auxquels on peut poser des requêtes via un smartphone, un ordinateur, une tablette ou une montre.

2 source : https://www.numerama.com/business/318399-google-home-amazon-echo-60-des-francais-ne-sont-pas-interesses-par-lachat-dune-enceinte-intelligente.html

3 Vous trouverez un tableau comparatif de ces enceintes : http://enceintes-intelligentes.blogspot.fr/p/une-enceinte-intelligente-cest-quoi.html

4 Pour aller plus loin : http://www.journaldunet.com/ebusiness/internet-mobile/1194558-google-home-google-penetre-dans-votre-salon-avec-ses-trois-enceintes/

5 Selon un article récent, « Depuis 2015, Huawei prévoit la sortie d’un téléphone équipé d’Alexa, tandis que Whirlpool propose une machine à laver connectée qui se lance d’une simple commande vocale. LG va sortir un réfrigérateur qui affiche les recettes ou permet de faire vos courses. Même Ford a annoncé que ses voitures électriques et hybrides seraient bientôt dotées de l’assistant intelligent d’Amazon, afin de permettre à ses clients de commander leurs véhicules à distance, ou d’accéder à des informations sur le niveau de carburant ou de batterie. », source :https://www.capital.fr/polemik/siri-alexa-google-home-m-les-assistants-numeriques-revolution-ou-gadget-dangereux-1230739

6 Amazon, n’a pas commercialisé son enceinte en France. Elle devrait être lancée début 2018 en même temps que HomePod d’Apple et Djingo d’Orange.

7 Ces sociétés devront rendre leurs services accessibles, développer leur écosystème avec des partenaires et le rendre interopérable avec les écosystèmes des autres acteurs.

8 Source : http://www.inaglobal.fr/numerique/article/interfaces-vocales-attention-dangers-10013

9 Source : https://usbeketrica.com/article/mais-qui-es-tu-au-juste-siri

10 Il se pose aussi la question des sources d’information puisque le moteur de recherche peut proposer des milliers de résultats à une requête alors que Google Home en propose une. Nous serons certainement encore plus enfermés voire confinés dans nos bulles de filtres.

11 Pour aller plus loin : https://www.cnil.fr/fr/enceintes-intelligentes-des-assistants-vocaux-connectes-votre-vie-privee

12 Source : http://www.inaglobal.fr/sciences-sociales/article/ia-robots-qui-parlent-et-humains-sous-influence-10009

13 Eric Cartman, personnage récurrent de South Park, ajoute sur les listes de courses des téléspectateurs « des gros seins », « des grosses boules velues » et des « chips aux nichons ».

14 Source : https://www.cnil.fr/fr/enceintes-intelligentes-des-assistants-vocaux-connectes-votre-vie-privee

16.02.2018
Parentalité numérique
Article

Likez-vous les pratiques numériques des adolescents ?

Les adolescents ne se séparent plus de leur portable. Si certains parents craignent un usage incontrôlé, il s’avère que les médias sociaux et les applications de messagerie représentent avant tout une nouvelle forme de socialisation.

Pour parodier Saint-Exupéry, on pourrait écrire que le livre C’est compliqué, les liens numériques des adolescents de danah boyd1 est un livre d’adolescents pour les adultes. Cette étude socio-ethnographique, qui cherche à réconcilier les adolescents et leurs parents, est à la fois simple et complexe comme ses principaux acteurs. boyd incite les parents à relativiser et à prendre du recul par rapport à l’usage d’Internet et des médias sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat,WhatsApp…) par leurs enfants devenus adolescents. C’est un ouvrage avec un message quasi-universel s’appliquant principalement aux sociétés occidentales : comprenons et accompagnons ensemble et avec bienveillance nos adolescents dans leurs pratiques numériques.

Une anthropologue et des adolescents en Amérique du Nord

danah boyd cherche à comprendre avec sérieux, objectivité et humour les pratiques numériques des adolescents américains. Elle montre que les adolescents sont au centre des discours politiques, médiatiques et parentaux. Seulement, ce discours se construit sans eux. Pour pallier ce manque, elle va à leur rencontre et réalise 166 entretiens recueillis entre 2003 et 2012, actualisés entre 2007 et 2010, auprès d’adolescents et de parents à travers les États-Unis. À ces témoignages (ressentis, inquiétudes, déceptions) s’ajoutent de nombreuses observations (stades, cafés…), des faits divers rapportés par des articles, des données publiques et des expériences personnelles (souvenirs, expériences) concernant les adolescents.

Après avoir défini ce qu’est un média social, elle poursuit en rappelant l’historique d’Internet et en s’intéressant à l’usage des médias sociaux par les adolescents. Ensuite, elle développe sur huit chapitres diverses idées destinées à expliquer aux parents ce que font concrètement leurs enfants sur Internet et les médias sociaux. Ainsi, elle dénonce et fustige plusieurs mythes, plusieurs fantasmes, nuance les risques les plus couramment évoqués (disparition de leur vie privée, addiction en ligne, harcèlement en ligne, mauvaises rencontres -prédateurs sexuels- etc.) et les contextualise. Elle propose de considérer « les médias sociaux comme un espace public dans lequel les adolescents traînent », envisagés comme des flâneurs ou naïfs du numérique qui circulent, discutent, rient, jouent dans des espaces numériques.

Utilisation des médias sociaux des jeunes de moins de 18 ans. Une majorité relative de mineurs utilise avant tout les médias sociaux pour discuter avec leurs amis, et plus d’un tiers s’en sert pour s’informer et suivre l’actualité.

Des labyrinthes numériques complexes expliqués aux adultes

« Pouvez-vous parler à ma mère ? Pouvez-vous lui dire que je ne fais rien de mal sur Internet ? » : cette requête de Mike lors d’un entretien est le fil conducteur de cet ouvrage. Ainsi, boyd devient le médium, étymologiquement l’intermédiaire, entre les adultes et les adolescents. Elle explique de façon factuelle et raisonnée aux parents qu’il faut se débarrasser des peurs et des préjugés si l’on veut comprendre les activités numériques des adolescents et les guider avec bienveillance dans ces rues numériques. Elle l’écrit et ne cesse de le répéter : les médias sociaux utilisés par les adolescents prolongent ce qui est une nécessité pour eux : « avoir des espaces cools pour socialiser ». Elle l’explique en montrant ce que les adolescents faisaient dans les années 1990 dans les centres commerciaux, la rue ou dans les parcs. Aujourd’hui, comme l’explique Boris Cyrulnik dans Télérama2, on socialise moins bien les enfants car ce processus de socialisation ne se définit plus à l’échelle d’un village, d’un quartier.

Ainsi, le fait de traîner avec leurs amis, que ce soit physiquement ou en ligne, est primordial pour les adolescents parce que c’est ainsi qu’ils apprennent la vie sociale. Et ils le font comme leurs aînés en rigolant, en draguant, en se défiant, en se méprisant, en testant leurs limites, en jouant, en se disputant, en s’enthousiasmant, en raillant, en s’évadant, en critiquant, en pastichant, en s’aimant, en se haïssant, en lançant des rumeurs… Aujourd’hui, ils se socialisent avant tout en ligne. Pourquoi ? La thèse de danah boyd est qu’« ils préfèrent Internet au réel ». La plupart des jeunes interrogés le disent : s’ils pouvaient voir leurs amis et traîner avec eux physiquement, ils le feraient. Mais ils ne le peuvent pas ou plus. En vingt ans, sous une double injonction à la fois économique et sécuritaire, les parents américains ont considérablement limité l’autonomie de leurs enfants (la peur de l’extérieur et le danger de l’inconnu a conduit à un cloisonnement plus important et une restriction des déplacements) et surchargent leur emploi du temps (accroissement de la compétition scolaire, charges familiales abusives). N’ayant plus le temps ni l’autorisation de traîner et de flâner, les adolescents le font ou du moins essaient de trouver du temps via Internet et les médias sociaux.

Adults, keep calm…

Cet espace numérique visible inquiète les adultes et surtout les parents d’adolescents. Pour eux, leurs enfants utilisent les médias sociaux en laissant des données personnelles visibles de tous et par tous. Mais pour boyd, ce n’est pas le cas ; les adolescents mettent en place des stratégies pour construire une sphère privée. Bien sûr, les adolescents « créent des lieux cools pour cotoyer des amis et échapper au contrôle des parents ». Les médias sociaux leur permettent notamment de recréer un espace public duquel ils étaient exclus, et qui est désormais centrés sur eux-mêmes. boyd montre que les adolescents choisissent avec soin leurs médias sociaux. Elle cite notamment leur engouement pour Snapchat et ses messages éphémères, leur permettant une nouvelle fois d’échapper à l’intrusion des parents.

Au lieu de contrôler, de juger ou de blâmer, il est préférable de trouver un équilibre numérique réunissant adultes et adolescents.

Même si boyd invite à voir ce qui se passe via Internet et les médias sociaux du point de vue des adolescents, elle prend en compte les craintes des parents. Elle définit, conceptualise et explique les différents risques, peurs, mythes liés à Internet. Et elle les met en contexte, les confronte à des chiffres, des données et des conversations permettant de les relativiser. Au lieu de contrôler, de juger ou de blâmer, il est préférable de trouver un équilibre numérique réunissant adultes et adolescents. Le but de boyd est bien de traquer les généralisations abusives (natifs du numérique, Petite Poucette) reprises par les différents médias pour mieux comprendre les pratiques numériques des adolescents.

Miroir, mon beau miroir…

La manière dont les adolescents gèrent leur vie privée et publique sur les médias sociaux peut différer d’un individu à un autre. Il n’y a pas un adolescent mais des adolescents fréquentant des labyrinthes numériques complexes. boyd souligne d’ailleurs qu’il n’y a pas un accès égal à Internet : « les adolescents sont l’exemple type de la façon complexe dont la technique interagit avec la société. » et cite un des créateurs du web, Vinton Cerf : « Le Net est le miroir de la société. ». Les inégalités sociales et raciales se reproduisent en ligne, où les différences ethniques et leurs difficultés sont aussi présentes. Et puis, les jeunes sont très inégaux devant les réseaux du fait de l’hétérogénéité de leurs conditions d’accès à la technologie, résultant d’un contexte économique, social et culturel préexistant. boyd refuse de « cataloguer » les adolescents en « digital natives » qui auraient un usage naturel voire inné du numérique. Elle remarque et constate qu’ils se heurtent souvent à des difficultés d’appropriation, d’usage, de compréhension, de contextualisation et qu’ils doivent aussi se former et apprendre.

Adultes bienveillants

boyd considère la complexité des dynamiques interpersonnelles des adolescents lors de leurs pratiques numériques et montre combien les adultes sont peu empathiques et peu aidants. Ce livre fait écho à celui d’Anne Cordier Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information (2014). A. Cordier montre que les pratiques informationnelles et communicationnelles des adolescents sont évolutives, profondément dépendantes d’un contexte, à la fois social, culturel et académique. Les adolescents soulignent le plaisir qu’ils ont à être accompagnés par un enseignant à l’écoute de leurs habitudes, soucieux de ne pas créer un fossé trop important entre leurs pratiques ordinaires et les pratiques académiques. Comme boyd, Cordier devient l’ambassadrice des adolescents occidentaux auprès des adultes et insiste aussi sur ce point : il faut considérer avec empathie les pratiques informationnelles non formelles des adolescents, avec une posture bienveillante et ouverte.

Apprenons ensemble à connaître ces lieux et familiarisons-nous avec eux sans contrôle, sans jugement.

Les adolescents décrits par boyd sont donc bien des « flâneurs » multiples du numérique qui empruntent des labyrinthes numériques complexes. Ils fréquentent des espaces numériques qui nous semblent inconnus ; apprenons ensemble à connaître ces lieux et familiarisons-nous avec eux sans contrôle, sans jugement. Les adolescents ont besoin « que nous leur tendions la main », c’est-à-dire avec que nous les accompagnions avec empathie dans leur fréquentation et utilisation raisonnées de ces univers numériques.

Ce qui est en jeu sur Internet et les médias sociaux, c’est bien la structuration de la personnalité, la quête de soi des adolescents. Cette recherche identitaire ne peut se faire qu’à travers l’autre (amis, copains, enseignants ou parents). L’adolescent est inscrit dans l’âge des paradoxes : il veut qu’on s’intéresse à lui et qu’on le laisse tranquille. Nous ne devrions pas oublier que même s’il cherche un espace cool, intime et semi-fermé sur Internet, l’adolescent a besoin de dialoguer avec des adultes et de se confronter à eux. Suivons les conseils de boyd et partageons-les : il est temps d’instaurer un équilibre numérique entre adultes et adolescents.

Ndlr : Dans cet article, danah boyd est orthographié sans majuscule pour respecter le choix de l’auteure.


1 C’est compliqué, les liens numériques des adolescents, Éditions, C&F, Caen, 2016

2 Télérama, N° 3493-3494, P. 8

16.02.2017
Risques numériques
Article

Parlons (enfin) de cyberharcèlement ! (1/2)

L’usage des smartphones, tablettes et ordinateurs par les adolescents a fait émerger de nouvelles pratiques sociales et communicationnelles, à l’origine d’une mutation des procédés de harcèlement, aux effets potentiellement ravageurs. Episode 1/2.

« Quelqu’un a mis une vieille photo de classe sur Internet et l’a envoyée à toute la classe. Tout le monde se moque de moi et fait des plaisanteries à cause de mon appareil dentaire1 » ; « Des élèves de ma classe font circuler des rumeurs et tiennent des propos agressifs, via Facebook, contre une élève. » ; « Des garçons de mon collège ont reçu une photo de moi accompagnée de propositions sexuelles »…Ces témoignages issus du Guide pratique pour lutter contre le cyberharcèlement entre élèves illustrent parfaitement les applications concrètes de cette nouvelle forme de harcèlement spécifique au web et aux réseaux sociaux. En France, on estime qu’un collégien sur vingt est victime de cyberharcèlement 2. En 2017, 61 % d’entre eux disent avoir des idées suicidaires, et on estime que 3 à 4 suicides d’adolescents par an3 seraient dus au cyberharcèlement.

Aux origines : le harcèlement

Les définitions du harcèlement sont nombreuses et varient en fonction des auteurs. Dan Olweus4, spécialiste norvégien du phénomène, relève « trois composantes caractéristiques du harcèlement : l’agression, la répétition et le déséquilibre des forces. ». Ainsi, le harcèlement, pour être caractérisé, reposerait sur la récurrence des actes incriminés et sur leur teneur, écartant de fait « des brimades isolées, des disputes ou des bagarres ponctuelles5 ». Le harcèlement relève en outre d’un rapport asymétrique entre le harceleur et sa victime, source d’attaques, de moqueries et d’humiliations systématiques.

Le harcèlement peut avoir des répercussions psychologiques et émotionnelles de longue durée telles que des troubles d’anxiété, alimentaires ou de concentration accompagnés ou non de difficultés scolaires (absentéisme, décrochage scolaire), pouvant mener à une faible estime de soi. Dans les cas les plus sévères, le harcèlement peut conduire au mal-être, à la dépression voire au suicide. Ainsi que le souligne l’enseignante et psychologue britannique Michele Elliott, « quand quelqu’un est victime de harcèlement, cela envahit sa vie. L’élève en classe, ne peut se concentrer sur [son] cours, trop préoccupé par ce qui va se passer pendant la récréation, le déjeuner, après l’école et en ligne, une fois à la maison6. ».

Du numérique naît le cyberharcèlement

Avec Internet, les médias sociaux, les téléphones mobiles et autres appareils électroniques, le harcèlement se renouvelle, toujours gouverné par l’objectif de menacer, d’intimider voire d’agresser quelqu’un délibérément et de façon répétée.

Le harcèlement scolaire reste le plus souvent circonscrit à l’enceinte de l’école. Le cyberharcèlement, lui, envahit l’ensemble des espaces privés des adolescents et est quasi permanent : « il n’y a pas de répit pour les victimes qui sont la cible de leur(s) agresseur(s) 24h/24 et 7 jours/77 », et « la chambre n’est plus un sanctuaire qui protège8 ». L’anonymat sur Internet permet au harceleur d’agir sous couvert d’un pseudo, qui ne garantit toutefois pas « que l’agresseur et la victime ne se connaissent pas9. ». Pour la psychologue française, C. Blaya10, « les établissements scolaires sont directement affectés par ce qu’il se passe sur le web, le cyberharcèlement est une violence de proximité11 ». Une recherche menée par le T.A.B.B.Y12 (Évaluation du risque de cyberharcèlement entre jeunes) le confirme : « […] le cyberharcèlement est fortement corrélé au harcèlement en milieu scolaire et il peut s’agir de la prolongation de ce qu’il se passe dans l’établissement ou d’une vengeance par rapport à un harcèlement à l’école. »

Les messages constitutifs de cyberharcèlement se caractérisent par la rapidité et la viralité de leur diffusion : avec un seul clic, un même message peut être vu, relayé, « liké » et partagé plusieurs dizaines, centaines voire milliers de fois. De plus, ils sont quasi inaltérables, car les contenus diffusés peuvent rester en ligne même après avoir été effacés et supprimés par leur auteur originel, et venir hanter leur victime longtemps après les faits.

Il existe une certaine analogie avec les pilotes de chasse qui, dans un cockpit protégé et très loin de leur cible, ne réalisent pas directement les dommages occasionnés.

Malheureusement, les harceleurs, en l’absence d’interaction réelle et physique avec leur victime, n’ont souvent pas conscience des conséquences de leurs actes. On parle alors d’« effet cockpit », décrit dans le rapport Cyberharcèlement de l’Observatoire des Droits de l’Internet : « ce que les enfants […] osent écrire dans les e-mails et les sms est beaucoup moins nuancé que ce qui peut être exprimé en vis-à-vis. Il existe une certaine analogie avec les pilotes de chasse qui, dans un cockpit protégé et très loin de leur cible, ne réalisent pas directement les dommages occasionnés. De manière similaire, le cyberharceleur qui se trouve derrière l’écran de son ordinateur n’est pas conscient de la réaction émotionnelle de sa victime. Cet « effet cockpit » conduit le cyberharceleur à prendre une position ne laissant aucune place à la pitié face à sa victime et à montrer une absence totale d’empathie13. »

En outre, ce même rapport soulignait déjà en 2009 que « la chambre est une « zone connectée » dans laquelle les jeunes ont accès, grâce à la technologie, à un éventail plus large de culture, de détente et d’interaction sociale, souvent hors de la surveillance des parents ». L’ensemble de ces usages médiatiques développés en circuit fermé, entre adolescents et en dehors de tout contrôle, sont constitutifs d’une « Bedroom culture » propre aux jeunes générations, et qui s’applique parfaitement aux situations de cyberharcèlement.

Lire le 2e épisode consacré aux méthodes de cyberharcèlement et aux moyens de les prévenir.


1 Guide pratique pour lutter contre le cyber-harcèlement entre élèves, 2011, p. 7, http://www.nonauharcelement.education.gouv.fr/wp-content/uploads/2012/01/guide_cyberharcelement_finalwebnouveau_numero.pdf

2 Note d’information de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance n°39, Novembre 2014

3 Source : association, e-Enfance, 2016

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Dan_Olweus

5 As cited in danah boyd, C’est compliqué !, 2016, p. 253

6 Prévenir le (cyber)harcèlement en milieu scolaire, M. Elliott, traduction française par C. Blaya, éditions De boeck, Paris, 2015, p.22

7 Source : rapport du TABBY, http://fra.tabby.eu/

8 ibid. , p. 158

9 Source : rapport du TABBY, http://fra.tabby.eu/

10 Source : http://www.touteduc.fr/fr/archives/id-5848-cyberharcelement-et-climat-scolaire-les-premieres-donnees-de-l-enquete-de-c-blaya

11 Catherine Blaya, étude du lien entre cyberviolence et climat scolaire : enquête auprès des collégiens d’Ile de France, Les dossiers des sciences de l’éducation, 33 | 2015, 69-90, https://dse.revues.org/815

12 Source : rapport du TABBY, http://fra.tabby.eu/

13 Rapport Cyberharcèlement : Risque du virtuel, impact dans le réel, Observatoire des Droits de l’Internet, 2009, URL : http://economie.fgov.be/fr/binaries/Boek_cyberpesten_fr_tcm326-271185.pdf, p. 17

05.10.2017
Parentalité numérique
Article

Adolescents & internet : des pratiques non hégémoniques

Dans son ouvrage Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, Anne Cordier nous éclaire sur la place occupée par internet dans la construction des imaginaires des adolescents et le développement de leurs pratiques d’information.

« Prendre soin, de la jeunesse et des générations »1, c’est exactement ce que fait Anne Cordier ici. Elle s’appuie sur des observations de terrain, des rencontres et des échanges avec des adolescents âgés de 11 à 17 ans. Son enquête repose sur un travail de récolte de données commencé en 2009 et poursuivi en 2015 dans des collèges et lycées français. Elle y observe au quotidien leur rapport au numérique, aux médias sociaux et à l’information. Ses recherches qualitatives lui permettent de développer une meilleure connaissance des imaginaires et des pratiques développés par les adolescents ; et d’entrer dans « l’environnement informationnel, personnel et social de ces adolescents. »2 Cet ouvrage s’appuie aussi sur de multiples recherches scientifiques françaises et internationales.

« C’est cool de s’intéresser vraiment à nous ! »

Cette remarque de Mathys (11ans) amorce parfaitement les propos de ces adolescents. Ainsi, Armelle, Florian, Claire, Giovanny, Marie, Olivier et tant d’autres répondent aux questions de la chercheure (son fameux « pourquoi ? »), racontent et expliquent avec plaisir comment ils effectuent des recherches formelles ou non sur internet. A. Cordier s’intéresse au « rapport que les adolescents entretiennent avec internet, en évaluant l’influence de l’imaginaire sur leurs pratiques informationnelles et communicationnelles et les tensions entre leurs pratiques formelles, prescrites dans le cadre scolaire et les pratiques non formelles hors-cadre scolaire dans les situations du quotidien. »3 Ces résultats inattendus vont à l’encontre des discours médiatiques et marketing et des thèses de M. Prensky et M. Serres concernant les jeunes. Selon elle, « ces discours ne traitent pas en réalité d’internet mais des potentialités de changement sociétal que renfermerait le numérique. »4 Elle préconise comme P. Breton (2000) d’adopter un discours laïque des Technologies d’Information et de Communication (TIC) ; et de s’éloigner de ces préjugés pour comprendre et surtout mieux connaître les adolescents pour (enfin) les considérer « comme des êtres sociaux aux prises avec les conflits de la réalité qu’ils veulent comprendre, expliquer. »5

« Quand je parle, on dirait un vieux qui découvre un ordinateur ! »

Cette phrase de Geoffrey (17 ans) reflète et exprime parfaitement les propos de certains adolescents, qui se déclarent eux-mêmes non-experts et ont conscience des limites de leur pouvoir d’action. Ils ont le sentiment de na pas maîtriser suffisamment l’outil pour s’affirmer dans cette société dite numérique. Cette étude a le mérite de mettre en lumière des différences non négligeables de niveaux et de représentations des adolescents à propos d’internet. Certains d’entre eux développent de véritables compétences et connaissances informationnelles sur le web, en dehors des apprentissages formalisés à et par l’école. Ici, chacun exprime sa spécificité au sein d’un contexte d’usage et d’une histoire particuliers. Leur savoir-faire est évident, mais il « floute » certaines difficultés à construire une image mentale de l’information numérique. Ces jeunes soulignent aussi le recours au support papier ou plus exactement l’importance de son caractère structuré pour réaliser leurs recherches d’information. Leur sentiment d’expertise personnelle influe sur leur estime de soi, leurs engagements et actions. Le milieu amical exerce aussi une pression forte en matière de numérique, c’est un moteur puissant, mais ce n’est pas une source efficace d’apprentissage qui permet la confrontation et la vérification de ces savoir-faire. A. Cordier montre ici que les pratiques informationnelles et communicationnelles des adolescents sont évolutives, profondément dépendantes d’un contexte à la fois social, culturel et académique.

« Le temps [pour] voir ce qui [l’] intéresse, le temps [pour] chercher à comprendre, le temps de prendre le temps »

Les propos de Julien (17 ans) résument parfaitement l’imaginaire et les pratiques d’information des adolescents. A. Cordier analyse ici « la place occupée par internet dans l’environnement informationnel et social (…) et les imaginaires des adolescents » Elle souligne notamment la dimension participative (mise en ligne de commentaires) et collégiale (espace de discussions pour le groupe) du rapport des adolescents au numérique. Il existe bien une disparité entre les milieux sociaux et l’existence non négligeable d’adolescents qui ne disposent pas d’une connexion internet à domicile favorisant une multiplicité des usages et des pratiques plus personnalisées. Le contrôle parental6 relève aussi d’un critère social, plus fréquent en zone urbaine favorisée. En général, ces jeunes (différence notable entre collégiens et lycéens) contestent peu ces règles puisqu’elles les rassurent. Néanmoins, ils remarquent que les parents ont souvent un discours alarmiste et dissuasif à l’égard de leur navigation sur internet, et ne semblent pas en mesure d’expliquer la fiabilité de l’information sur internet. Ici, l’outil numérique apparaît comme un facteur de négociations et surtout de liens (discussions, échanges et explications entre les membres de la famille). Les paroles et pratiques des adolescents mettent en avant un processus de familiarisation, d’autonomisation et d’appropriation vis-à-vis du numérique. Ainsi, la localisation (chambre ou salon) de l’outil numérique, des facteurs humains (formation par les pairs, l’institution scolaire ou le réseau familial - mères, pères, fratrie -), socioculturels et affectifs jouent un rôle clé dans leur appropriation et développement de leurs pratiques informationnelles personnelles. Ces adolescents mentionnent « l’importance d’être soutenus, non jugés et accompagnés7 » et expriment « la défaillance d’un système éducatif qui ne permet pas la transférabilité des pratiques d’une sphère à l’autre8 ». Cette étude met aussi en lumière la présence d’une véritable question sociale autour de leurs pratiques informationnelles sur internet.

« On a besoin de vous ! » (Morgan, 17 ans)

Ces adolescents ont bien des savoir-faire et des compétences liés au numérique mais ils ont aussi des doutes, des réticences, des inquiétudes et des comportements de fuite. Ce livre fait écho à celui de d. boyd qui considère la complexité des dynamiques interpersonnelles des adolescents lors de leurs pratiques numériques. Les adolescents soulignent le plaisir qu’ils ont à être accompagnés par un tiers. Les médiateurs (enseignants, professeurs documentalistes, éducateurs, parents) ont bien leur place dans ce processus. Proposer aux jeunes des tablettes, des cartables numériques, des ENT (espace numérique de travail), TBI (tableau blanc interactif) ne suffit pas à l’école. Il leur faut des « mentors » pour guider, éduquer, former, informer, favoriser des échanges, identifier, nommer, repérer, classer, repérer les différents types de documents, aider, « faire du lien », démystifier, favoriser un regard critique, apprendre à questionner le réseau et ses principaux acteurs9 et écouter avec bienveillance leurs requêtes. Il faut faire des ponts entre les adultes et les adolescents tout en ayant connaissance de leur pratique ordinaire de l’information numérique, afin de mettre à distance les outils numériques et la mystification dont ils font l’objet, et de favoriser un enrichissement mutuel entre les générations.

A. Cordier insiste aussi sur ce point : il faut considérer avec empathie et bienveillance les pratiques informationnelles formelles ou non formelles des adolescents. Ainsi, cette chercheure contribue à faire avancer la connaissance sur les relations que les adolescents entretiennent avec le numérique, les médias sociaux et l’information. L’observation de ces pratiques inscrites dans un contexte social, économique, relationnel, spatial et identitaire qui est le leur, permet d’entrevoir cette préconisation : la nécessité de mettre en place un système de relations formel ou/et non-formel entre adolescents et adultes dans lequel les notions d’échange et de partage de l’expérience vécue seront au cœur des pratiques et de l’imaginaire10.


1 Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations, Flammarion (2008)

2 Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, C&F éditions, Caen, 2015, p. 143

3 Ibid., p. 12

4 Ibid., p. 15

5 Ibid., p. 8

6 Cordier remarque que ce contrôle parental est « genré »: ce sont les filles qui témoignent d’un usage régulé en fonction des tâches domestiques pour la collectivité familiale.

7 Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, C&F éditions, Caen, 2015, p. 190

8 Ibid., p. 191

9 Engagement citoyen sur internet, Hervé Le Crosnier

10 Cordier souligne les biais de sa recherche : trop d’empathie, fréquente distorsion entre ce les acteurs observés font, savent, et ce qu’ils disent et savoir (p. 266) et enquête qualitative ne permet pas de généraliser ce travail.

04.05.2017
Acculturation
Article

Mon robot ne m’aimera jamais !

Dans l’ouvrage Le jour où mon robot m’aimera, Vers l’empathie artificielle, Serge Tisseron observe les conséquences du développement de l’intelligence artificielle sur nos relations et notre rapport au monde.

Les robots1 font bien partie de notre quotidien (robots industriels, agricoles, ménagers, sociaux…) et modifient déjà nos relations à notre environnement (travail, santé, éducation…), aux autres et à nous-mêmes. Le psychiatre Serge Tisseron2 expose les raisons pour lesquelles les hommes s’attachent aux objets ; et nous met en garde sur la relation que nous allons certainement développer avec les robots3. Enrichissant sa réflexion personnelle de recherches récentes, l’auteur expose les risques éthiques majeurs liés à ces avancées technologiques. Il s’intéresse principalement aux robots sociaux (Nao, Pepper, Paro…)4, 5, 6 appelés à investir de plus en plus notre quotidien. S. Tisseron insiste sur ce point : « il faut commencer à nous interroger dès aujourd’hui sur les raisons qui nous poussent à en désirer et sur les intentions de ceux qui en fabriquent. »7.

« Que cela va m’impressionner quand ce charmeur va me toucher, me regarder et me rappeler l’heure de mes médicaments ! »8

Le commentaire inattendu de cette dame âgée lors de l’installation par des ingénieurs d’un robot de compagnie laisse entrevoir nos futures relations avec ces jeunes générations d’humanoïdes : l’intérêt utilitaire sera certainement supplanté par l’attachement que nous pourrions développer pour ces technologies sophistiquées. Pour nous persuader de les adopter, l’intelligence des robots sera dès lors moins mise en avant que son (soi-disant) « cœur artificiel ». S. Tisseron s’appuie notamment sur trois « références » permettant de contextualiser cette relation : les relations de l’homme à ses semblables, à ses objets et à ses images. Le robot sera en quelque sorte tout cela « à la fois » : objet dit intelligent avec des traits humains et supports d’images multiples, pour lesquels nous manifesterons une « empathie9 artificielle. » L’être humain développe déjà des relations privilégiées avec ses objets (attribution d’intention, d’émotions) ; ainsi nous devrions accepter l’idée d’aimer et de désirer des objets et « des robjets ».

L’empathie artificielle, stratégie marketing ?

L’empathie artificielle correspond au fait d’éprouver ce sentiment pour une machine, tout en ayant l’impression de pouvoir interagir avec elle comme avec un de ses semblables. Ainsi, l’usager est incité à considérer son robot comme une créature vivante voire humaine. Pour que nous l’acceptions, le robot devra être capable de communiquer et de s’adapter à nous, à l’instar des robots dits émotionnels (Paro…) aptes à nous envoyer un feedback émotionnel. Ainsi, ils identifient les émotions d’un humain en se basant sur des indices physiques (mimiques, posture). Une fois les réactions identifiées, ces robots y répondent avec des expressions et gestuelles ; et entretiennent l’illusion de comprendre les états affectifs de l’homme et d’y être sensibles.

Comme le remarque la philosophe, Cynthia Fleury10 :

si l’empathie qu’a le robot pour l’homme est bien algorithmique et donc irréelle, sans substance, celle de l’homme pour le robot ne l’est pas.11

Ainsi, il faut que le robot me donne l’impression non seulement qu’il me comprend, mais aussi qu’il me rassure, m’estime, m’écoute… Bref, qu’il m’aime. S. Tisseron l’explique et le démontre : mon robot n’aura jamais la capacité de m’aimer comme je pourrais l’aimer. En revanche, j’aurai tendance à le penser. C’est le paradoxe de l’empathie artificielle, chère à certains fabricants de robots. Comme le souligne Rodolphe Gelin12, directeur de la recherche chez Aldebaran : « on peut simuler des émotions chez un robot, et il peut les reconnaître chez les gens. Mais ça reste de la simulation : la machine ne ressent vraiment rien. Ça ne signifie rien pour elle ». Ainsi, le robot est et restera une machine à simuler. Seulement, elle le fera de mieux en mieux et nous serons plusieurs à croire que cet amour est réel et bien réciproque.13

Un robot, trois risques éthiques majeurs

Tout comme nos objets du quotidien, le robot, en devenant de plus en perfectionné, pourra être notre serviteur, notre complice, notre témoin, notre partenaire ; et ces différentes fonctionnalités pourront cohabiter. Et pour « la première fois dans l’histoire de l’humanité, il va devenir possible de satisfaire en même temps trois formes d’attente : celle que nous attachons aux objets, aux objets dont nous nous entourons, et aux images que nous fabriquons. Nous interagirons en effet avec les robots comme avec des humains […]14 ». Cette situation hors-norme, source d’ambivalence, d’illusions et de leurres, entraînera trois risques éthiques.

Le premier est d’envisager le robot comme un objet comme les autres en oubliant qu’il est programmé et connecté. Cette interconnexion généralisée permet d’envoyer des données vers un serveur distant à la disposition de leurs fabricants, potentiellement prescripteurs de comportements et d’achats. S. Tisseron nous met en garde sur « la confusion entre l’homme et la machine, et qui risque de nous faire oublier qu’un robot « empathique » pourra être en même temps un espion invisible et permanent de tous les faits et gestes de son propriétaire.15 » Ce robot « qui aura du cœur » sera et restera sous le joug de ses concepteurs ; qui feront tout pour que ces robots deviennent nos interlocuteurs rêvés.

Le deuxième est de le considérer comme un « ersatz d’humains » capable lui-même d’émotions (émo-robots), de douleurs et d’états d’âmes. Quand le robot aura l’apparence d’un humain capable de se synchroniser avec les mimiques, les gestes et les attitudes de son usager, son pouvoir de manipulation sera énorme. S. Tisseron craint aussi que ces robots sociaux dits intelligents modifient notre relation avec nos semblables. Ce n’est pas le robot en lui-même qui est problématique, mais notre désir pour lui.

Enfin, le troisième risque est de projeter sur le robot une image souhaitable de l’humain, et d’assister à « l’infiltration progressive des relations humaines par un idéal de perfection qui n’a rien d’humain16 ». Le robot sera apprécié pour son efficacité et sa prédictibilité en tant que confident patient, courtois, aimable et surtout non contrariant. Ce qui pourrait à terme nous faire préférer notre robot prévisible à l’être humain imprévisible, devenu moins tolérable.

Une réflexion collective indispensable

S. Tisseron alerte sur la nécessité d’anticiper l’arrivée de ces compagnons d’un nouveau genre : « réfléchissons ensemble alors dès aujourd’hui à ce que nous pouvons faire tous ensemble avec des robots17 […] ». Sinon, nous risquons d’accueillir chez nous un ou des robot(s) correspondant exclusivement aux orientations technologiques et idéologiques des fabricants et des GAFA.18 Il faut aussi encourager l’open source ; enseigner aux enfants la programmation informatique afin d’acquérir le savoir nécessaire à la construction et déconstruction de ces technologies avancées ; et surtout les préparer à prendre du recul par rapport aux attitudes et réponses proposées par les robots. Ainsi, l’éducation (goût du débat et de la controverse, apprentissage de la programmation) et la législation (protection des données personnelles, droit à un système ouvert, modifiable et reprogrammable) auront un rôle décisif, qui se précise dès aujourd’hui. S. Tisseron le souligne : « il nous faut accepter que l’homme fabrique des machines pour trouver en elles un partenaire idéal qu’il puisse choyer et aimer sans ambivalence, parce que totalement sous son contrôle.19 »

S. Tisseron nous incite à réfléchir à la mise en place de « robots humanisant » plutôt que de robots humanoïdes. Un robot humanisant est programmé pour inciter les humains à établir des liens entre eux, les aider à entrer en contact les uns avec les autres, à créer des solidarités et à respecter les valeurs d’égalité entre tous les hommes. La protection de la vie privée, le droit de se déconnecter de ces « robjets » et la réflexion à l’égard des « robots que nous voulons » sont essentiels aujourd’hui pour anticiper nos vies futures avec les robots.


1 « Un robot est défini par quatre critères : il est une machine construite par l’homme ; il possède des senseurs pour appréhender son environnement ; il contient des programmes qui lui permettent de définir une réponse ; et il a les moyens de mettre celle-ci en œuvre. » Peter W. Singer as cited in Serge Tisseron, https://www.choisir.ch/societe/societe/item/2417-des-robots-et-des-hommes

2 Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS). http://www.sergetisseron.com/

3 Dans Le jour où mon robot m’aimera, Vers l’empathie artificielle, Serge Tisseron, éditions Albin Michel, Paris, 2016

4 https://www.ald.softbankrobotics.com/fr/robots/nao

5 https://www.ald.softbankrobotics.com/fr/robots/pepper

6 http://www.phoque-paro.fr/

7 op. cit, p. 13

8 op. cit, p. 9

9 Ce livre comporte aussi une analyse de la notion d’empathie et de ses différentes formes, ses différents niveaux : empathie, émotionnelle, cognitive, ou altruiste.

10 https://www.franceculture.fr/personne-cynthia-fleury.html

11 Cynthia Fleury, L’empathie artificielle, http://www.humanite.fr/lempathie-artificielle-583621

12 https://www.ald.softbankrobotics.com/fr/a-propos/equipe

13 S. Tisseron fait référence au film Her.

14 ibid. , p. 180

15 ibid. , p. 161

16 ibid. , p. 176

17 ibid. , p. 185

18 L’acronyme GAFA (Google Apple Facebook et Amazon) désigne quatre des entreprises les plus puissantes d’internet.

19 ibid. , p. 164

10.07.2017