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Bahman Ajang

Psychologue cognitiviste et psychopédagogue, exerçant en Centre Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP) et en cabinet privé à Paris, spécialiste des nouvelles technologies, leur utilisation, leur impact et leur régulation.

Risques numériques
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Contre l’addiction au numérique : se reconnecter… au réel

Le psychologue Bahman Ajang nous plonge dans l’hyper-communication et hyper-connexion numérique, résultat d’un recours excessif aux moyens de communication et réseaux sociaux numériques. Episode 3/3 consacré aux solutions pour y faire face.

[suite du 2e épisode sur les sources de l’'hyper-communication & hyper-connexion numérique]

En attendant que les entreprises du numérique proposent des produits et interfaces limitant les risques d’addiction, nous pouvons d’ores et déjà mettre en œuvre plusieurs solutions concrètes afin de circonscrire au mieux leur emprise sur notre corps et notre esprit.

Sport, art et nature pour renforcer son niveau d’attention

En 2015, une étude de Microsoft Canada démontrait que notre capacité de concentration focalisée et continue était passée de 12 secondes en 2000 à 8 secondes en 2013 - une conclusion qui reste bien entendu à confirmer par d’autres recherches. Toujours est-il que renforcer nos capacités de concentration, particulièrement fragilisées par des pratiques numériques excessives, est désormais essentiel.

L’histoire de l’évolution humaine n’avait absolument pas préparé notre cerveau à consacrer autant de temps et d’attention aux écrans. A ce titre, diverses études convergent pour vanter la nécessité de se relier à son corps et de pleinement se concentrer sur l’instant présent (à l’opposé du multitâche !), grâce notamment à une activité sportive régulière ou à l’expression artistique. Certaines études1, issues du courant dit de l’écopsychologie, ont même démontré qu’un contact régulier et significatif avec la nature améliorait nos capacités cognitives.

Cultiver ses capacités attentionnelles peut par ailleurs efficacement passer par la pratique d’un art martial nécessitant concentration et coordination, ou encore par le yoga ou la méditation. De plus, divers programmes d’entraînements dits de remédiation cognitive sur ordinateur, menés par des praticiens dûment formés et ayant reçu l’aval de la communauté scientifique, ont vu le jour ces dernières années. Initialement conçus pour remédier aux troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), ils sont désormais utilisés auprès d’un spectre beaucoup plus large de personnes, avec pour objectif de les aider à renforcer la maîtrise, la prise de conscience et le contrôle de leur attention, littéralement morcelée par les sollicitations incessantes du monde numérique.

(Ré)apprendre à son cerveau à se passer d’écrans

Ainsi que nous le rappelle à raison Art Markman, psychologue américain2, le cerveau est une admirable machine à apprendre, conçue pour identifier nos régularités de comportement en vue de les automatiser. Donc si vous avez pris l’habitude d’aller vérifier l’écran de votre téléphone toutes les vingt minutes, votre cerveau prendra l’initiative de perpétuer cette pratique, sans même recourir à votre volonté consciente. Voilà pourquoi votre propension à consulter automatiquement votre téléphone grandit à mesure que vous l’utilisez, et qu’il vous est de plus en plus difficile de vous retenir de le faire !

Pour mettre un terme à cet engrenage des écrans, il devient alors nécessaire de rééduquer notre cerveau afin de le détacher progressivement des mauvaises habitudes qu’il a cru bon de nous faire adopter au détriment de nos capacités de concentration. Pour ce faire, nous tâcherons d’espacer au maximum la consultation de nos objets et appareils numériques, et donc de nous retenir de consulter notre smartphone dans une file d’attente, de sortir faire cette promenade sans lui ou bien encore de choisir délibérément de le laisser à la maison une journée entière.

Une question de santé publique

Alors qu’une nouvelle économie s’organise autour de la captation de notre temps et de notre attention, penser et réguler notre rapport aux nouvelles technologies devient indispensable. Prendre des mesures est même urgent pour ceux qui souffrent d’une activité numérique excessive, tels que les adolescents et étudiants placés aux premières loges de ces mutations malgré leur grande vulnérabilité. Il s’agit d’une question sociétale et de santé publique.

Dans un monde où tout semble s’accélérer, nombre d’individus voient leur inconfort ou rejet des médias numériques se développer parallèlement à un désir de prendre de plus en plus le temps. La tendance à recourir aux sagesses d’Orient, aux techniques de développement personnel ou aux médecines alternatives fait écho à une volonté croissante de ralentir, respirer, et se recentrer sur l’essentiel. Ces pratiques ont en outre pour point commun de nous amener à nous interroger sur l’objet de notre attention, choisi parmi la multitude de stimulations et sollicitations permanentes inhérentes à la société numérique.

Si les nouvelles technologies peuvent nous permettre d’aspirer à une vie plus confortable, elles peuvent aussi nous faire suffoquer voire étouffer en précipitant une dynamique funeste. Heureusement, divers moyens et méthodes existent pour réguler la place occupée par ces nouveaux outils dans nos vies et nos esprits. En résumé, équilibrer le trop plein de « connexions numériques » passe avant tout par davantage de « connexion à notre corps ; à nos proches ; et à la nature ».

Enfin, il est important de rappeler que des pratiques numériques inadaptées ou leurs excès font presque toujours écho à des difficultés de socialisation, un mal-être ou une souffrance psychique existant indépendamment de ces symptômes particuliers. Ainsi, la mise en lumière de ces souffrances permise par le numérique peut permettre aux praticiens de santé de les identifier et d’intervenir plus tôt. Alors, concluons en reconnaissant cet effet collatéral positif des nouvelles technologies et soyons optimistes. Nous sommes aujourd’hui face un défi sociétal à notre portée, à condition de nous en donner collectivement les moyens – grâce notamment au concours du système scolaire, des parents et des concepteurs des mondes numériques. A bon entendeur…

Relire les épisodes précédents :

Episode 1. Les dangers de l’hyper-communication & hyper-connexion numérique

Episode 2. Du publicitaire au cerveau humain : sur la piste de l’addiction au numérique


1 Payam Dadvand et collaborateurs dans Proceedings of the National Academy of Science, 30 juin, 2015 vol. 112 no. 26; https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4491800/

2 Art Markman, “How to Disrupt Your Brain’s Distraction Habit,” inc.com, 25 mai 2016; https://www.inc.com/art-markman/the-real-reason-technology-destroys-your-attention-span-is-timing.html

11.08.2017
Risques numériques
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Du publicitaire au cerveau humain : sur la piste de l’addiction au numérique

Le psychologue Bahman Ajang nous plonge dans l’hyper-communication et hyper-connexion numérique, résultat d’un recours excessif aux moyens de communication et réseaux sociaux numériques. Episode 2/3 consacré aux causes de ce phénomène.

[suite du 1er épisode consacré à la description des phénomènes d’hyper-communication & d’hyper-connexion numérique]

Le développement psychologique des êtres humains explique en partie la difficulté que les plus jeunes d’entre eux peuvent éprouver à contrôler leur engouement pour le numérique. Pourtant, alors qu’ils traversent une période délicate de mutation psychique et physique, enfants et adolescents figurent parmi les populations les plus ciblées par les concepteurs et les publicitaires. Les « Millenials » ou génération Z sont en effet considérés comme des personnalités plus adaptables et plus habiles que leurs aînés dans le maniement de ces nouveaux outils.

Des « Millenials » pas si à l’aise avec le numérique

Contrairement aux apparences, plusieurs études révèlent que la jeune génération est pour une bonne part déstabilisée voire sérieusement perturbée par ses pratiques numériques, notamment s’agissant de sa scolarité. La psychologue Kelly Lister-Landman fait ainsi le lien en 2015 entre communication digitale compulsive et échec scolaire. En outre, un ensemble de recherches françaises, intitulé "Le lycée en régime numérique"1, s’intéresse aux relations que les lycéens entretiennent avec les nouvelles technologies et leur impact, positif ou négatif, sur leurs études.

Les chercheurs analysent la navigation des lycéens sur internet, leur utilisation de Wikipédia, des réseaux sociaux, des applis éducatives, du chat et des sms, et enfin l’organisation de l’espace numérique de travail de leurs lycées (ENT). L’étude dresse quatre catégories d’élèves définies selon leur rapport aux outils numériques, allant de « productif » à « oisif » en passant par « laborieux » et « dilettante ». Tandis que les « productifs » en font un usage modéré et fructueux pour leur scolarité, les « oisifs » voient le numérique exercer un effet au mieux nul, au pire très négatif sur leurs études. Notre regard porté sur les Millenials semble donc bien à nuancer.

Par bien des aspects, le numérique et ses outils peuvent contribuer à multiplier les situations sensibles ou conflictuelles pour la jeune génération. Les adolescents traversent une période où ils sont particulièrement sensibles aux conséquences néfastes de l’hyper-connectivité. La vie en ligne, construite au travers d’un profil dédié aux réseaux sociaux ou un avatar de jeu vidéo, accompagne l’adolescent dans l’exploration de son identité, passage obligé à cet âge. Les conflits liés à la « représentation de soi », l’image qu’on donne ou pense donner aux autres, sont propres à l’adolescence. Mais sur Facebook, où toutes les erreurs et tous les faux pas sont partagés avec la communauté, cette représentation est négociée publiquement.

De son côté le téléphone portable encourage la prise d’indépendance de l’adolescent, rassurés que sont les parents de pouvoir, a priori, joindre leur progéniture à tout moment. Mais cela peut se révéler délicat à une période où le jeune tâtonne pour équilibrer attachement et besoin matériel de ses parents d’une part et quête d’indépendance et affirmation de son identité d’autre part. Ainsi, Hugo, un de mes patients de 13 ans, s’exclamera : « Et si je dois répondre [au téléphone portable] à chaque fois qu’elle [sa mère] m’appelle quand est-ce que je peux être seul ? ». Ces problématiques, auxquelles s’ajoutent notamment le développement de fonctionnements psychiques de type narcissique inadaptés voire pathologiques, expliquent l’augmentation des troubles du comportement chez les jeunes souffrant d’hyper-connexion numérique.

Notre cerveau, première victime consentante

L’addiction, définie comme un fort attachement à une expérience dont il est difficile et douloureux de se passer, est observée par un nombre croissant de praticiens de santé confrontés à ce type de rapport extrême au numérique. Bien que le terme d’addiction comportementale soit polémique pour certains2, le terme de « behavioral addiction » a fait son entrée dans la dernière version du manuel le plus influent de la psychiatrie internationale, le DSM-5. Un consensus repose en tout cas sur la nécessité de continuer à étudier, objectiver, sensibiliser la société sur ce sujet… pour agir !

Au cours de l’histoire de l’humanité, de nombreux outils et technologies ont irrémédiablement modifié notre fonctionnement mental relativement à notre mémoire, notre rapport au temps, notre manière de gérer les informations et de communiquer. Le silex, l’écriture, l’imprimerie, la calculatrice, la télévision, l’ordinateur nous ont certes profondément impactés, mais selon une diffusion de leurs usages bien plus lente que l’hyper-communication et l’hyper-connexion, caractérisées par une émergence massive et rapide. Alors que l’alphabétisation du monde a pris des siècles, les smartphones low-cost se sont disséminés partout en moins de dix ans. Un battement de cils dans l’histoire des outils et technologies et un sacré défi pour le cerveau !

Le fonctionnement du cerveau contribue à expliquer comment la mécanique d’addiction à ces nouveaux usages se met en œuvre. Notre cerveau a besoin de nouveautés et de récompenses. Il apprécie les activités qui libèrent un neurotransmetteur appelé dopamine, comme c’est le cas avec la nourriture ou le sexe. En somme, il valorise toute chose qui active un circuit cérébral appelé système de récompense, associé à la motivation et au plaisir. Or, les études convergent vers l’idée que le monde digital constitue une source de plaisir qui stimule ce circuit de la récompense.

D’un point de vue neurophysiologique, nous pouvons littéralement nous comporter comme des rats de laboratoire, appuyant de manière compulsive sur la manette nous délivrant les doses de sucre que sont pour nous les envois et consultations de messages numériques, d’informations de toutes sortes et autres notifications. Mais la limite d’une sur-stimulation épuisante est fréquemment franchie, et l’on se sent dépassé et en souffrance car toutes les sphères de notre vie peuvent se voir impactées.

« On n’est pas aidés »

C’est ainsi que réagit Amin, 17 ans, au moment où je lui apprends que les entreprises du numérique, dépendantes des revenus publicitaires, ont un énorme intérêt à nous scotcher à nos écrans en nous faisant liker, cliquer, swipper, scroller pour regarder tel contenu ; ou bien encore partager et contribuer à la promotion virale de tel autre. La difficulté de se contrôler et l’appétit illimité de stimulations numériques ont été précocement identifiés par les concepteurs. C’est d’ailleurs pourquoi ~~de nombreux grands patrons de la Silicon Valley, dont Steve Jobs lui-même, ont rapidement et strictement limité l’accès de leurs propres enfants aux écrans.

Au-delà des jeux ultra-addictifs comme Angry Birds, la conception des applis au sens large est de plus en plus orientée dans ce sens. Un nouveau métier appelé « growth hacker » vise même à trouver les moyens de décupler et faire perdurer le désir de jouer, se connecter, etc. Ce domaine d’étude et de marketing a un nom : l’économie de l’attention. Bref, pour les professionnels, l’éthique va devenir un enjeu de taille, dont on parle heureusement de plus en plus.

Lire la suite :

Episode 3. Contre l’addiction au numérique : se reconnecter…au réel !


1 Etudes publiées en 2016 et coordonnées par Philippe Cottier et François Burban.

2 Allen Frances, “Do We All Have Behavioral Addictions?,” Huffington Post, 28 mars 2012; http://www.huffingtonpost.com/allen-frances/behavioral-addiction_b_1215967.html

14.07.2017
Risques numériques
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Les dangers de l'hyper-communication & hyper-connexion numérique

Le psychologue Bahman Ajang nous plonge dans l’hyper-communication et hyper-connexion numérique, résultant d’un recours excessif aux moyens de communication et réseaux sociaux numériques. Episode 1/3 proposant une description du phénomène.

On considère aujourd’hui qu’une majorité de la population adolescente et étudiante bénéficierait, pour des raisons d’équilibre de vie et même de santé, d’un changement profond voire d’une diminution drastique de leur recours aux outils de communication numériques et aux réseaux sociaux. Plus largement, en ce XXIe siècle bien entamé, c’est notre rapport au temps, à la communication et notre façon de nous lier les uns aux autres qui semblent être questionnés par ces nouveaux usages.

Le phénomène de l’hyper-communication et hyper-connexion numérique

En tant que psychologue féru de nouvelles technologies, l’évolution des usages liés au monde numérique me fascine et m’enthousiasme tout autant qu’elle m’inquiète. L’impression que l’on passe de plus en plus de temps penché sur son smartphone est d’ailleurs attestée par plusieurs études, dont une menée aux Etats-Unis1 selon laquelle le temps moyen qui lui est consacré quotidiennement est passé entre 2008 et 2015 de 18 minutes à 2h46. Avec l’accroissement de l’utilisation du mobile, les usages numériques, mais également sociaux, changent indéniablement. Ainsi, jeter des regards à son écran alors même qu’on échange en face à face avec quelqu’un, avoir des absences dans la conversation d’un groupe car affairé à répondre à un message ou un mail « urgent » ou « important »…tous ces comportements auparavant socialement inacceptables sont aujourd’hui tolérés, comme si de moins en moins de personnes se sentaient en mesure de revendiquer eux-mêmes une « bienséance numérique » irréprochable.

Les réseaux sociaux font désormais partie intégrante de nos vies de citoyens modernes, ceci aussi bien dans les sociétés les plus industrialisées que celles moins avancées. Facebook, à lui seul, revendique 1,86 milliards d’utilisateurs mensuels dans le monde, dont 30 millions de Français en 2016. Ce succès n’est évidemment pas sans raison et l’internet en mobilité couplé à la vie sociale virtuelle constitue assurément un espace d’opportunités qui enrichit ses utilisateurs et peut marginaliser ceux qui s’en tiennent trop éloignés. Pourtant, un nombre croissant d’individus se disent dépassés par l’injonction d’être joignable, disponible, « connecté » en permanence, quand d’autres déplorent la place trop importante acquise aux écrans et aux interactions numériques, qui se fait au détriment de la qualité des relations construites dans la vie réelle. Au point d’envisager que « les écrans » atteignent en profondeur le fonctionnement des interactions entre les individus ? C’est plus que probable.

Quand 46% des adultes estiment impossible de passer la journée sans leur smartphone2, l’attachement au mobile peut basculer dans l’addiction. Un nombre conséquent de psychiatres a ainsi vu émerger une pathologie appelée nomophobie - de l’anglais « no-mobile phobia » – relevant d’une peur excessive d’être séparé de son téléphone portable. En parallèle, un phénomène de connexion excessive se développe. Une récente étude américaine3 évalue à 40% la part de la population adulte présentant une addiction aux contenus en ligne (emails ; jeux ; contenus interdits aux moins de 18 ans), tandis qu’une autre dénombrait 48% d’étudiants américains dépendants à internet, quand seulement à peine plus de 10% d’entre eux seraient complètement détachés de tout risque d’addiction. L’inquiétude de la communauté scientifique et des praticiens de santé est donc bien installée.

Les conséquences d’une vie numérique trop envahissante

L’immersion dans le monde digital, et la virtualisation des procédés de sociabilisation qu’elle accompagne, participe au développement d’un large spectre de troubles psychologiques identifiés par un nombre croissant d’études4, allant de la dépression à l’addiction, notamment chez les adolescents. Si d’autres facteurs peuvent contribuer à expliquer leur émergence, la responsabilité portée par le recours excessif aux médias numériques est aujourd’hui établie.

Ainsi, selon une étude américaine de la Case Western University de Cleveland réalisée en 2010, les 20% d’adolescents « hypertexteurs » (envoyant 120 messages par jour au minimum) auraient deux fois plus de risque de boire de l’alcool, 41% de consommer des drogues illégales, 3,5 fois plus d’avoir des pratiques sexuelles et 90% d’avoir déjà eu au moins quatre partenaires, comparativement aux adolescents moins accros. En 2014, le psychologue Jean M. Twenge de l’université de San Diego5 constate que les américains présentent plus de symptômes dépressifs que dans les années 80, avec 74% plus de risque de souffrir de troubles du sommeil pour les adolescents. En cause notamment, le phénomène psychologique dit de « comparaison sociale », consistant à comparer sa vie à celle des autres, qui touche à son paroxysme sur les réseaux sociaux où chacun tend à se montrer sous son meilleur jour.

En outre, sociabiliser sur les réseaux sociaux peut aller jusqu’à fragiliser notre capacité à se lier à d’autres dans la vie réelle. Une étude de 2012 de l’institut Pew a montré que seulement 35% des jeunes rencontraient encore des amis en face-à-face, quand 63% d’entre eux reconnaissaient communiquer régulièrement virtuellement, avec une moyenne de 167 messages envoyés par jour. Or, notre qualité d’être social nous impose de partager nos expériences de vie avec des personnes en chair et en os. Le contact physique, le toucher, la bienveillance, la tendresse… peuvent être tout ou partie dénaturés par le mode de communication numérique. Un émoticône ne remplacera jamais un regard ou un geste réel. Les conflits et la façon dont ils sont gérés illustrent bien ce constat. Nombre d’adolescents que j’accompagne en cabinet privé m’évoquent des conflits avec leurs camarades où le numérique a contribué à envenimer la relation jusqu’à un point de non-retour. Des regrets, des excuses envers quelqu’un qui compte à nos yeux doivent être pleinement vécus et incarnés dans le corps pour être reçus et acceptés comme authentiques.

Pour Nicholas Kardaras, directeur d’une institution de soin pour adolescents près de New York, si les réseaux sociaux nous permettent de « partager » des contenus, d’« aimer», de réagir ; cela reste très différent de la « communication directe » de la vie réelle. De nombreux auteurs qualifient ce sentiment de connexion d’« illusion de lien », radicalement différent de la connivence établie au travers de relations authentiques avec des personnes bienveillantes. Sherry Turkle, psychologue et anthropologue au Massachussets Institute of Technology, rappelle que les adolescents d’aujourd’hui n’ont pas moins besoin que leurs aînés d’apprendre à éprouver de l’empathie, à réfléchir à leur identité et leurs valeurs, ou bien encore à gérer leurs émotions. En outre, elle atteste que la technologie mise au service d’une communication continue et toujours plus rapide a changé les règles du jeu, et tire la sonnette d’alarme depuis plusieurs années déjà. Son ouvrage paru en 2011 et intitulé « Seul ensemble » est ainsi sous-titré : « De plus en plus de technologie de moins en moins de relations humaines ». Je partage son inquiétude d’autant que j’observe, dans ma pratique en institution publique de soin, que les parents des adolescents concernés sont, pour une bonne part d’entre eux, tout autant pris dans ce rapport non maîtrisé au numérique, faisant d’eux des arbitres, juges ou exemples très imparfaits. Encadrer leurs adolescents se révèle alors bien délicat et cet enjeu prend une envergure sociétale.

Lire la suite :

Episode 2. Du publicitaire au cerveau humain : sur la piste de l’addiction au numérique

Episode 3. Contre l’addiction au numérique : se reconnecter…au réel !


1 Kleiner Perkins Caulfield & Byers, “Internet Trends Report 2016,” SlideShare, 26 mai, 2015; https://www.slideshare.net/mobile/kleinerperkins/internet-trends-v1/14-14Internet_Usage_Engagement_Growth_Solid

2 Rosenberg and Feder, Behavioral Addictions, Academy Press, 2014. . Voir aussi : Aaron Smith, “U.S. Smartphone Use in 2015,” PewResearchCenter, 1er avril , 2015; http://www.pewinternet.org/2015/04/01/us-smartphone-use-in-2015/ ; Ericsson Consumer Lab, “TV and Media 2015: The Empowered TV and Media Consumer’s Influence,” Septembre 2015.

3 Susan M. Snyder, Wen Li, Jennifer E. O’Brien, and Matthew O. Howard, “The Effect of U.S. University Students’ Problematic Internet Use on Family Relationships: A Mixed-methods Investigation,” Plos One, 11 décembre, 2015; http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0144005

4 A titre d’exemple, l’ouvrage d’Adam Alter « Irrésistible » paru en 2017 en recense un certain nombre.

5 Article de Nicholas Kardaras, Cerveau et Psycho, numéro 87, avril 2017, adapté du livre Glow Kids du même auteur, 2016, St Martin’s Press, LLC.

09.06.2017